I Muvrini
 
 

Interview de Jean-François Bernardini par Jean-Marc Raffaelli
27 décembre 2015

 

1/ Des sapeurs-pompiers agressés puis un lieu de culte musulman saccagé. Comment avez-vous ressenti cette spirale soudaine de la violence ?

La spirale n’est pas soudaine. Elle a son histoire. Il y a là le poids de tant de problèmes, de défaillances jamais nommés au sein d’une société qui reconnaît rarement ses erreurs. Aujourd’hui, un bouton rouge s’allume... C’est tout à l’honneur de la Corse - pourtant tellement endommagée dans ces lignes de force - de constater que ce qui est malheureusement devenu banal ailleurs en Europe, est encore à un seuil plus bas chez nous, mais nous indigne profondément, jusque dans nos entrailles.  
La mise en garde des pompiers, agressés, mais aux attitudes responsables devant la Préfecture d‘Aiacciu, alertant la foule sur le danger des « craqueurs d’allumettes », est exemplaire, un vrai comportement citoyen.
C’est cela a vera « vigilanza corsa ». C’est cette vigilance-là que nous voulons.
Entendre nos frères musulmans dire tristement « On ne mérite pas cela » nous renvoie à notre Histoire. Entendre la colère en panique de nos frères corses, m’invite à dire que ce sont là des comportements que l’on ne peut construire qu’en réprimant l‘essentiel de notre culture. Cela doit nous engager plus que jamais à partager avec eux et avec tous, cet « équipement de vie » qui ne déroge pas à choisir des moyens nobles pour s’indigner et lutter. 
La logique de nos pulsions, de notre cerveau reptilien, « Oeil pour oeil » est un piège infernal, sans retour, et avec cette logique-là le monde finirait aveugle. Une manière de dire : enfin, un « ennemi » »à notre portée, à défaut de combattre le vrai, dans un combat responsable !
Tu ne te trompes pas de douleur fratellu, mais tu te trompes d’analyse, de méthode et d’ennemi.

2/ Le danger du communautarisme ne guette-t-il pas la Corse ?

Plus tu as de racines plus tu ouvres les bras. Moins tu en as, plus tu es en « panique identitaire ». C’est le déracinement, les humiliations qui explosent. Le vrai danger n’est pas le communautarisme, mais la passivité d’une part, et la colère sans limites qui aveugle d’autre part. Les humiliés qui humilient, les blessés qui blessent à leur tour, les exclus qui deviennent excluants et voudraient « nettoyer » le territoire, ne faisant plus la différence entre la colère qui peut détruire et celle qui transforme.
Méfions-nous de la puissance de l’impuissance.
Méfions-nous de la violence de celui qui croit qu’il est en train de tout perdre.
Méfions-nous de « quels que soient les moyens » à utiliser, nous obtiendrons justice.
Face à la violence, ni les incantations à la paix, ni les références à l’histoire ne parviendront seules à la calmer. Ces peurs-là révèlent en creux les besoins fondamentaux de l homme qui ne sont pas satisfaits dans nos sociétés.
Aujourd’hui il y a des peurs, des haines qui ont besoin de secours et qui attendent que nous les secourions.
Il faut découvrir le véritable objet du conflit qui se cache derrière la violence, écouter les colères, les souffrances, transformer la violence en « désaccord nécessaire », puis en solution au « conflit ». Là est l’unique voie.
Question subsidiaire : Y a-t-il en France une institution, un ministre, un ministère, un corps d’élite, un programme, un budget, un recrutement, une université, une Collectivité, un soutien logistique capable d'investir dans la recherche et la formation en non violence ?

3/ Comment avez-vous vécu personnellement l'accession des nationalistes au pouvoir ?
Je l’ai vécue en déplacement, à l’aéroport de Marseille, pour aller parler non-violence dans des lycées de Toulon, Echirolles et à la prison de Chateaudun.
Cette accession au pouvoir, c’est un signal, un bouleversement du « paysage électoral », avec en toile de fond, les luttes, les drames et l’espoir d’un peuple qui doit avancer ensemble, dans sa diversité, en tirant les leçons du passé.
Face à nous, il n’y a pas un mur, mais un merveilleux défi de réconciliation: insuffler une « Âme nouvelle », una « lotta felice » aux décennies qui viennent.
Mais c’est juste les préliminaires de l’essentiel : un immense chantier.
Ce qui m’intéresse, ce sont les fruits que cela peut porter pour le peuple, pour la grand-mère, pour le jeune Corse « orphelin culturel », pour le vivre ensemble, pour le chômeur, pour une Corse terre de justice gangrénée par l’impunité des crimes, pour les fonctionnaires qui ont peur de signer des délibérations, pour les grands projets inutiles comme le méga-port de Bastia, pour les bergers espèce menacée, pour l’avenir énergétique durable de notre territoire, pour ceux qui veulent bâtir une économie sans bétonner la terre et vendre nos maisons, sans multiplier les surfaces « supermarchères », ce déséquilibre abyssal entre terre nourricière cultivée et spéculation en tous genres.
Cela m’a douloureusement rappelé une liste de choses qui me tourmentent dans ce pays.
Le problème des déchets illustre parfaitement que nous avons un « cancer généralisé », mais nous ne le savions pas. C’est notre « autocolonisme », notre « écosystème » perdant. Dis-moi comment tu traites tes déchets, je te dirai qui tu es ! Le reconnaître, c’est le premier pas vers les solutions qui existent, pour une « éthique des déchets ».
J’ai entendu le Diu vi salvi regina ; en entendant « Voi da nemici nostri, à noi date vittoria », j’étais plus conscient que jamais, combien combattre l’ennemi intérieur sera le plus difficile. Car le plus douloureux pour la Corse, est de reconnaître que l’ennemi, aujourd’hui, est aussi intérieur.
D’autre part, le « colonisme » du XXI ème siècle, n’est plus celui d’un Etat, mais celui de Monsanto, du monde financier, dans une logique de prise de pouvoir impitoyable, dont on ne sait plus où s’arrêtent les multinationales et où commencent les gouvernements.

4/ Le fait même que l'alliance ait pu être conclue avec un courant qui cautionnait la violence clandestine, ça ne vous gêne pas ?
Ce qui me gêne c’est la place publique corse ravagée par le mensonge, les mots vides, une « coulissologie » dangereuse, et une obscénité, c’est à dire, ce qui est hors scène et reste caché. Tout cautionne les violences dans l’île, celles qui sont visibles et celles qui ne le sont pas. La façade est toujours présentable, très lisse, mais que savons-nous, et que dire de la salle des machines ? 
Rien ne sera possible, si la Corse n’opte pas définitivement pour des moyens nobles au service d’une cause noble. Pour une alliance des Justes avec les Justes.

5/ Comment expliquez-vous toutes ces réactions hostiles après le discours inaugural de Jean-Guy Talamoni en langue corse ?
Pas étonnant, dans un pays ou les langues dites régionales sont le terreau d’une « névrose » au sein de la politico-sphère, alors que les peuples français, belges, suisses, allemands ont largement dépassé ce cap, depuis bien longtemps.
Ce soir-là nous chantions devant et avec 3000 Européens à Strasbourg. C’est vous dire que la peur et le refus ne sont pas partout.
Pour autant, je pense qu’affirmer que « la langue de la Nation corse est le corse », pourrait nous enfermer dans une posture aussi « centraliste » que la posture parisienne.
Personnellement, je préfère dire « Une île et deux langues » ou même trois ou quatre.
Pourquoi la Corse du XXIème siècle ne célèbrerait-elle pas « différents et ensemble » ? Pourquoi, après avoir été exclus du cercle, n’aurions-nous pas la force d’inventer dans la noblesse, ce cercle nouveau qui invite et additionne: « Sauvons nos langues ensemble ! »
Il faut à tout prix éviter d’alimenter ce schéma rétrograde et néfaste de « ta langue contre la mienne ». Seule cette audace peut faire taire la bêtise qui ne dort jamais.
La noblesse, c’est que la Corse fasse le contraire de ce qui lui a été infligé. Semer tout ce qui réconcilie, en admettant, que dire à un peuple qu’il est un « non-peuple », cela a été, et reste extrêmement douloureux, quels que soient les accommodements institutionnels.
En revanche, tout homme d’Etat doit avoir l’intelligence de considérer ce que ses propos provoquent chez celui qui est en face.

6/ Comment avez-vous trouvé l'initiative de l'album Corsu Mezu Mezu qui démontre, au contraire, que les deux langues peuvent cohabiter harmonieusement ?
Harmonieusement ?
Que des artistes sincères et talentueux rendent visite à la langue corse moribonde à l’hôpital est une chose.
Je crois par contre que le mal est plus grave que vous ne l’imaginez. Ce n’est plus un Etat qui interdit la langue aujourd’hui. C’est une immense majorité de nos enfants qui ne la désirent pas ou même la refusent. Plus besoin de coups de règle sur les doigts. Le linguicide est entré en phase terminale. Le diagnostic et le traitement sont loin d’être à la hauteur. Malgré l’urgence d’une véritable « alphabétisation », nous avons transféré le problème de la langue corse à Paris et aux institutions. Quant à la transmission, on a confié la mission impossible à des professeurs en souffrance qui peuvent enseigner 25 ans le corse, sans une seule journée de formation à l’enseignement moderne des langues vivantes, sans objectif précis et sans évaluation.

7/ L’arrivée des nationalistes crée de l'espoir mais aussi des inquiétudes dans l'île, notamment d'ostracisme. Comment apaiser les esprits ?
Ne mettons jamais l’espoir des uns contre l’espoir des autres. Chacun son drapeau et sa petite Corse qui l’arrange, ça ne marchera pas. Il ne s’agit pas d’apaiser les esprits, mais d’éveiller les consciences, d’élargir les perspectives, de relier la Corse aux enjeux de la planète. Dans cette campagne électorale, je n’ai pas entendu une seule fois évoquer les enjeux de la « COP » 21, comme si la Corse était une « étoile » à part du Monde, une météore à la dérive. Les défis sont immenses, et savoir sous quel drapeau nous pourrions disparaître, importe peu.
Comprendre une fois pour toutes que nous ne sommes pas des infirmes qui votent une fois tous les cinq ans, mais des citoyens responsables, investis, convoqués par l’avenir. Des citoyens qui votent 365 jours par an et qui comprennent que l’on influence autant la société par nos actes, que par nos votes.
Le seul « riaquistu » dont la Corse a besoin est simple. Hier on lui disait « Votez et laissez-nous faire ». Aujourd’hui on devrait dire aux citoyens : « On ne peut rien faire sans vous ». La démocratie c’est la participation, l’imagination, la cohérence de chaque citoyen. « Sois le changement que tu veux voir autour de toi ».
Et si le peuple avait un rêve secret : « Il est temps de baisser les boucliers pour travailler ensemble ».

8/ Vous êtes davantage préoccupé par la montée du FN en Corse ?
Je ne soupçonne pas la bêtise de certains citoyens, je ne les diabolise pas non plus, mais la peur savamment créée et le désenchantement réveillent les démons, et barricade les esprits. Une fois accepté le scénario de la peur, on est piégé. Cela nous vole la chance de dire à l’autre ce que, malheureusement, on n’a jamais dit à la Corse : « Ta différence m’augmente ».
Ce qui par contre me fait peur et me terrasse, c’est l’autosatisfaction largement répandue dans la classe politique jusqu’à ce jour.

9/ Quels sont, selon vous, les dossiers prioritaires de l'assemblée de Corse ?
Il faudrait tant de colonnes pour répondre à cette question dans votre journal.
Je crois que la première banqueroute de la Corse, c’est de croire que sans la bénédiction de Paris, rien ne serait possible, donc nous l’attendons passivement au lieu d’agir.
A mon sens, les remèdes préconisés, tel que le « statut de résident » sont et resteront lettre morte, et le problème restera entier.
Par ailleurs, on ferait-là une confiance naïve à l’origine corse, et aux « spéculateurs-résidents », car la question n’est pas seulement : à qui appartient la terre ? - mais aussi - Que faisons-nous, que voulons-nous faire de la terre ?
Ce problème se pose partout sur la planète. C’est par des clauses « anti-spéculatives » et un « rapport éthique » à la Terre, que des solutions efficaces et durables mettent un frein à ce fléau qui exproprie et condamne les populations. C’est par ces mesures-là, décidées en responsabilité par les citoyens – propriétaires - promoteurs - locataires - élus, que des quartiers entiers de Londres et d’ailleurs ont été protégés. Au bout de 10 ans, les loyers et le m2 y sont 50 % moins chers que le quartier voisin, sans avoir perdu d’argent. C’est ainsi que l’on se protège de ceux qui achètent pour revendre ou louer 5 fois plus cher. Chacun peut entraîner l’autre à être « foncièrement responsable », et devenir ainsi un rempart à la spéculation galopante, dite inévitable. Ayons la force de trouver mieux, des solutions qui marchent et qui pourraient être un exemple pour toute la France. Ne soumettons pas nos consciences à la loi du marché. Soyons plus inspirés et exigeants. Et si les solutions qui marchent nous passionnaient davantage que les listes de revendications ! 
Si certains me rétorquent « déni de démocratie » je dis qu’ils se trompent. C’est un « déni d’exister », institutionnel et historique, qui sera contourné par les intelligences des deux côtés. Il faut du talent, pour ne pas être que victime.

10/ Où en est la fondation Umani et son action en faveur de la non-violence ?
11. 600 juniors et adultes initiés à la non-violence ; des centaines d’heures de formation ; une première promotion de formateurs corses en non-violence qui agissent dans l’île ; des formations initiées en milieu carcéral à Borgu, première prison de France à le faire ; l’IUT de Saint-Denis qui suite à nos actions sera la première institution d’enseignement supérieur à programmer un enseignement de non-violence pour ses étudiants ; le club de foot de l’AS Saint-Etienne qui forme ses cadres et les 1200 jeunes qu’ils reçoivent en stage chaque année. La boussole de la non-violence est désormais sur la place publique en France, et plus personne ne ricane, tant l’urgence et la pertinence sont évidentes.
Et si ces outils-là étaient aussi disponibles que le sont les armes aujourd’hui ?
Le 13 novembre dernier, après avoir parlé de cet » équipement de vie » dans un grand lycée de Strasbourg, j’ai reçu dans la nuit des dizaines de messages de ces jeunes bouleversés par les évènements, dans le besoin de partager leur douleur et de confirmer la justesse du propos non-violent en ce contexte.
A UMANI, cette petite ONG citoyenne, nous sommes enthousiastes de constater combien les passionnés de solutions et les changeurs de Monde sont chaque jour plus nombreux, et contagieux.

11/ Dans quels domaines va-t-elle se consacrer plus particulièrement ?
Linguaviva, Terranea, Università di l’omu, Sulidarità, les noms de nos programmes résument autant d’engagements, de contenus et de prototypes de solutions.
Oui, ce sont des petits pas, mais ils vont nous mener loin.
Avec nos amis du collectif « Zeru frazu » nous prouvons combien il est urgent et indispensable de poser des questions et initier des solutions durables. Depuis 2014, 260 guides composteurs ont été sensibilisés au compostage et au tri sélectif.
Nous allons continuer cette marche qui s’est déjà traduite par 25 réunions publiques, où citoyens, associations et élus ont partagé leurs inquiétudes et la volonté, la capacité à renverser les logiques mortifères, car les Corses paient très cher cette catastrophe écologique.
Avec Terranea et notre campagne « Bergers, une espèce menacée », nous allons nous retrouver en avril pour un « Veranu di i pastori ».
Quant au programme Linguaviva, dans quelques jours, i nostri giovani traduttori présenteront « L’omu chì punia l’arburi », une belle traduction de « L’homme qui plantait des arbres » de Jean Giono, tandis que d’autres préparent le journal d’Anne Frank, Rilke « Lettres à un jeune poète », et les succulentes fables de « Nasreddine Hodja ».
Il faut apprendre à notre peuple à aimer lire sa propre langue.

12/ Avec I Muvrini, vous regardez l'avenir, avec quels projets ?
Nous sommes au coeur d’une tournée nationale et internationale de près de 60 concerts jusqu’au mois d’avril 2016. Nous travaillons sur un album pour les enfants, et c’est le travail le plus exigeant ! I Muvrini se créent et se recréent en permanence. Nous avons ce privilège et l’audace de partager notre musique dans toutes les villes européennes. Nous sommes peu diffusés en radio, mais nous sommes contagieux, et ainsi très insolents. Un artiste qui ne dérange pas, ne fait pas son boulot. Nous avons toujours désobéi à « Chante et tais-toi ».
Aujourd’hui les publics nous donnent ce droit d’exister sur la grande scène. Le cercle s’élargit, et la pertinence de cette parole est plus nourrissante que jamais. Il y a 15 ans, nous faisions une grande salle à Paris. Aujourd’hui nous faisons les grandes scènes de toutes les villes d’Europe. La bonne nouvelle, c’est cette alliance, cette confiance gagnées, tellement impensables à nos débuts. Nous sortons tous les jours un peu plus de l’assignation à résidence culturelle, là où le pouvoir des sans-pouvoir chante plus fort.
En écrivant la « Déclaration des droits de l’âme », nous avons voulu formuler ce que la Corse-INVICTA a de plus juste à dire et à donner aujourd’hui.

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